vendredi 17 mai 2013

Interview n°3 de Merlin Parpaing

Aujourd'hui, Merlin Parpaing nous en dit plus sur le lobbying en faveur des thérapies non conventionnelles et des minorités spirituelles. 


Zoélie F. : Bonjour Merlin ! 

Merlin Parpaing : Bonjour Zoélie ! 

Z.F. : Merlin, l'autre jour, nous avons évoqué ton grand oral... aujourd'hui, j'aimerais que tu nous parles de la prestation face à la commission d'enquête du Sénat de quelques uns de tes collègues... ou concurrents. Que faut-il dire, d'ailleurs, collègues ou concurrents ?

M.P. : Nous sommes concurrents dans la mesure où nous nous disputons le même marché, mais nous avons aussi des intérêts communs à faire valoir, et dans une certaine mesure, nous sommes aussi partenaires. 

Z.F. : Pour défendre ces intérêts communs, vous vous êtes organisés. 

M.P. : Oui,  nous avons des associations qui font du lobbying pour promouvoir les pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique. Le représentant de l'une de ces associations a été entendu, lui aussi, par les sénateurs. D'un côté, il y a les institutions qui veulent protéger le public en le mettant en garde contre les risques de pratiques peu ou pas efficaces, ou même dangereuses. D'un autre côté, il y a la communication de nos militants, dont les principaux ressorts sont la conspiration et l'étiquetage.  

Z.F. : Explique-nous ça ! 

M.P. : Pour la partie conspiration, les défenseurs de nos intérêts désignent l'industrie pharmaceutique non pas comme notre principal concurrent, mais comme l'ennemi de la santé publique. 

Z. F. : Habile ! 

M.P. : Et plus largement, ils cultivent la défiance du public à l'égard de la médecine conventionnelle qui repose en grande partie sur l'usage des médicaments. Il faut dire que tous les scandales et les accidents qui ont éclaboussé la médecine classique, ces derniers temps, nous ont bien aidé. 

Z.F. : Du pain béni ! 

M.P. : Donc, nos militants ont réussi à implanter l'idée, auprès d'une part significative de la population, que la médecine scientifique sert les intérêts de l'industrie mais représente un risque pour leur santé. Par contraste, toutes les thérapies présentées comme holistiques, naturelles et sans effets secondaires sont perçues comme plus sûres et plus respectueuses des patients. En instaurant la défiance vis-à-vis de la médecine et du discours institutionnel, nos militants encouragent les citoyens à nous confier leur santé ; au lieu de dire ouvertement qu'ils servent nos intérêts, ils se font passer pour des défenseurs des libertés publiques contre l'oppression des institutions. D'où l'expression : liberté thérapeutique. Défendre la liberté des autres, c'est tellement plus noble que réclamer notre part du gâteau... 

Z.F. : Et pour la partie étiquetage ? 

M.P. : Eh bien, nos militants donnent, aux adeptes de nos méthodes, le sentiment de faire partie de la minorité des personnes conscientes et engagées, qui savent, résistent et font les bons choix... En affirmant résolument leur préférence pour des thérapies non conventionnelles, nos clients n'alimentent pas l'industrie du médicament, ils ne contribuent pas au déficit des caisses d'assurance maladie et ils défendent la liberté thérapeutique aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres. Dans leurs communications, nos militants valorisent beaucoup ces comportements en les qualifiant de lucides et responsables. Ainsi, nos clients ont l'impression de contribuer à une noble cause. 

Z.F. : Et vous, les thérapeutes, que faites vous pour donner de la force à ce message ?

M.P. : Ben moi, je dis souvent à mes clients que leur choix de recourir à ma méthode thérapeutique est la preuve de leur ouverture d'esprit. Seuls les gens suffisamment ouverts viennent chez moi. 

Z.F. : Bien sûr. Tandis que les autres sont bornés, conditionnés par la pensée unique et pataugent dans la fange de l'obscurantisme ?

M.P. : C'est ça ! Etre ouvert, ça ne veut pas dire accepter l'existence et la confrontation de différents avis, c'est juste croire tout ce que je raconte ! 

Z.F. : Euh... si c'est ça l'ouverture, je comprends que tu cherches à la développer chez tes clients ! Bon, mais le lobbying, ça demande des moyens, ne serait-ce que le temps de rédiger des textes pour la presse et les sites internet, donner des conférences... Encore faut-il que tout ce travail porte ces fruits ! 

M.P. : Tu as raison. Nous avons des indicateurs assez fiables pour juger de l'efficacité de l'action de nos militants et lobbyistes. Les campagnes incitant les gens à se méfier des vaccins ont un effet qui se traduit dans les chiffres : pour plusieurs maladies,  le taux de couverture vaccinale est inférieur aux objectifs de santé publique. 

Z.F. : Vos associations militantes ne se limitent pas à dénoncer les failles et les travers de la médecine officielle et prôner la liberté thérapeutique. Elles défendent aussi la liberté de conscience. 

M.F. : Oui, la plupart des thérapies non conventionnelles reposent sur l'adhésion du client à un système de croyances. C'est parce que les gens croient ce qu'on leur raconte qu'ils achètent nos séances de thérapie, nos méthodes et nos stages. Il est donc indispensable pour nous qu'ils gardent le plus longtemps possible leurs croyances. Au besoin, nous donnons à cet assemblage de croyances le nom de spiritualité, ce qui lui confère une valeur indiscutable. Et ce serait impossible de réussir cela sans recourir à des techniques de manipulation mentale.  Cela nous rapproche plus ou moins des minorités spirituelles qui encouragent, elles aussi, leurs adeptes ou sympathisants à se méfier de toute information qui risquerait de faire vaciller ces croyances. 

Z.F. : Proximité des méthodes, proximité des objectifs ?

M.P. : En gros, on se retrouve sur un point : là où il est question de protéger les personnes les plus vulnérables du risque d'abus de faiblesse, nous répondons "liberté et responsabilité individuelles". 

Z.F. : Et ce discours passe bien ?

M.P : Tu préfères quoi, toi ? Qu'on dise de toi que tu es vulnérable et facilement abusable, ou bien que tu es un être conscient, responsable et libre ? 

Z.F. : Devine ! ... Maintenant, j'aimerais que tu nous parles plus spécifiquement de la prestation de votre porte-parole face aux sénateurs. Peux-tu nous rappeler ses principaux arguments ? 

M.P. : Oui, il y en avait trois. Tout d'abord, il a dit qu'il n'y avait aucune étude portant sur les condamnations judiciaires des minorités spirituelles ou de leurs membres permettant de déterminer qu'ils commettent plus d'actes de délinquance ou de criminalité que les autres secteurs de la société. 

Z.F. : Et pour cause, dans un pays laïque, on ne demande pas aux justiciables d'indiquer leur appartenance spirituelle ou religieuse ! On peut difficilement sortir des statistiques. Mais ça n'empêche pas que les sectes et leurs dirigeants ont mauvaise presse. Tu le sais aussi bien que moi, le terme de secte est associé aux idées d'emprise psychologique, de privation de liberté, d'enrichissement du gourou au détriment de ses adeptes, et même, d'abus sexuels. Tout ça n'est pas très glamour... 

M.P. : Peut être, mais est-ce que tu entends souvent parler dans les médias de condamnations pour ces faits ? L'abus de faiblesse et la manipulation ne sont pas toujours faciles à prouver, et si tu ajoutes à cette difficulté la honte que peut ressentir une personne qui se rend compte qu'elle s'est fait berner, et pour un peu que les faits soient prescrits... tu te rends bien compte que tout ça dissuade bien des victimes de se lancer dans une action en justice. Et je ne te parle même pas des honoraires de l'avocat. Bref, absence de condamnation, ça revient à dire absence d'infraction ! 

Z.F. : Le raccourci est un peu rapide. Et le deuxième argument ?

M.P. : Ben justement, comme tu viens de le dire, le mot secte a mauvaise presse, il a une connotation péjorative. C'est pourquoi, notre porte-parole a demandé que les institutions cessent d'employer les termes de sectes et de dérives sectaires, notamment dans le domaine de la santé et de l'éducation. A propos des groupes à vocation spirituelle, éducative ou thérapeutique, nos associations militantes préfèrent que l'on parle de minorités spirituelles, de liberté de conscience, ou encore de nouvelles spiritualités. Notre porte-parole a soulevé que le fait que les membres de ces groupes ne comprennent pas pourquoi leur groupe est qualifié de sectaire et peuvent se sentir plus ou moins brimés par les autorités ou par la société. 

Z.F. : Effectivement, dans la mesure où les gens ne perçoivent pas la manipulation dont ils sont victimes... 

M.P. : Oui, et puis le groupe peut ne pas sembler très structuré. Or, dans l'imaginaire collectif, une secte est une organisation bien identifiable, souvent hiérarchisée, avec un gourou habillé de façon excentrique. Mais avec internet et les réseaux sociaux, les réseaux et les structures peuvent être très discrets. Et puis, quand les gens se sentent libres et responsables, tu peux toujours leur dire qu'ils sont dans un groupe sectaire, ils ne te croiront pas ! 

Z.F. : C'est sûr !  On ne cherche pas à s'échapper d'une prison invisible... 

M.P. : Et encore moins quand on participé à la construction des murs derrière lesquels on se croit libre ! Ce qui est reproché aux sectes, ce ne sont pas les croyances qu'elles prônent car les croyances relèvent de la liberté individuelle. En revanche, l'atteinte aux libertés individuelles et le trouble de l'ordre de public, peuvent être passibles de sanctions. Mais dans notre société, la validité des contrats repose sur le consentement libre et éclairé des signataires. Alors notre porte-parole a dit que la notion de manipulation mentale était un danger pour la société, car elle remet en cause la notion de la validité du consentement. Si tout le monde se met à dire qu'il a été manipulé et dénonce son contrat de travail, son contrat bancaire, etc ... Tu vois un peu le bazar ! Donc, quand les institutions nous disent d'arrêter de manipuler les gens parce que c'est une atteinte aux libertés individuelles, nous répondons que si une loi définit trop strictement la notion de manipulation mentale, ça risque de déboucher sur un sérieux trouble de l'ordre public. 

Z.F. : Et le troisième argument ? 

M.P. : Il est lié au deuxième. Notre porte-parole a demandé que les thérapies non conventionnelles mises en oeuvre par des minorités spirituelles ne soient plus considérées comme des portes ouvertes aux dérives sectaires, et qu'un observatoire financé par des fonds publics permettre à nos représentants de se faire entendre. Un tel observatoire serait compétent pour constater les éventuelles dérives de certains thérapeutes et permettrait l'évaluation des thérapies non conventionnelles dans un cadre institutionnel. 

Z.F. : De l'argent public pour donner une légitimité aux thérapies non conventionnelles. Mais "évaluer" ces thérapies, est-ce que ça veut dire mener des études cliniques rigoureuses pour vérifier s'il y a des effets thérapeutiques réels ? C'est drôlement risqué, ça ! Aujourd'hui, pour beaucoup de gens, "efficacité thérapeutique non prouvée", ça veut dire "le traitement est efficace, mais on refuse de mettre de l'argent dans une étude pour prouver cette efficacité parce que ça ferait trop de tort à la filière économique de la médecine conventionnelle". Avec des essais cliniques sérieux, ça va devenir "ce traitement n'est pas plus efficace qu'un placebo" ou même "ce traitement est dangereux". Désastreux pour les affaires ! Je ne comprends pas l'intérêt de soutenir une telle revendication. 

M.P. : Ah, mais moi si ! D'abord se défaire de l'image négative du risque sectaire associé à nos pratiques nous ouvrirait un plus grand marché. Quant à une évaluation sérieuse de ces pratiques, d'une part, il y a tellement de thérapies non conventionnelles que pour toutes les tester selon un protocole rigoureux, il faudrait des moyens considérables en temps et en argent... or, l'heure est plutôt aux économies. D'autre part, pour faire un test rigoureux de ces thérapies non conventionnelles, il faudrait que des groupes de malades ne reçoivent que ces thérapies, à l'exclusion de tout autre traitement médical... 

Z.F. : Au risque de voir leur état de santé se dégrader et de leur faire perdre des chances de guérison. 

M.P. : Exactement. Et c'est contraire à la déontologie. Donc on peut sans problème avoir cette revendication parce qu'on est tranquille : elle n'aboutira jamais. Et ça nous permet de dire à nos clients, qu'à travers notre non-reconnaissance officielle par les autorités, c'est leur liberté thérapeutique qui est menacée. 

Z.F. : Et ils protègent leur liberté thérapeutique en privilégiant les médecines non conventionnelles... 

M.P. : Oui, nos clients sont engagés. Enfin, moi, je l'ai trouvé plutôt bon orateur, notre porte-parole. Et  toi, tu as lu le compte-rendu de son audition, il me semble. Tu en as pensé quoi ? 

Z.F. : Bon orateur, ça ne fait aucun doute. Mais, par moments, j'ai trouvé qu'il jouait "petit bras".

M.P. : Pourquoi tu dis ça ? Il a su esquiver toutes les questions embarrassantes. 

Z.F. : Oui, mais toujours de la même façon : en refusant de se mouiller. On lui demande s'il trouve raisonnable de conseiller à une personne atteinte de cancer de se soigner au jus de citron, on lui demande quelle médecine il choisirait si lui ou un de ses enfants était atteint d'un cancer, et c'est toujours le même genre de réponse : "Je ne suis pas compétent pour me prononcer sur ce cas" ou "Je ne suis pas dans la situation donc je ne sais pas d'avance comment j'y réagirais". Un peu monotone, j'ai trouvé... A part ça, j'aurais aimé que tu nous parles aussi de certains de tes petits camarades auditionnés par la commission d'enquête du Sénat, mais je m'aperçois qu'aujourd'hui, on ne va plus en avoir le temps... Tu reviens bientôt ? 

M.P. : OK, la suite au prochain numéro !



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2 commentaires:

  1. J'ai adoré "Défendre la liberté des autres, c'est tellement plus noble que réclamer notre part du gâteau..." et également "si une loi définit trop strictement la notion de manipulation mentale, ça risque de déboucher sur un sérieux trouble de l'ordre public."... C'est drôlement futé tout cela! Quel calcul! Ils sont vraiment très forts pour s'en sortir! C'en est effrayant... =/ Un grand bravo pour ce magnifique article en tout cas! =)

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    1. En effet, analyser le discours de certains "défenseurs des libertés" donne vraiment matière à réfléchir. Et plus que jamais, je suis convaincue de l'utilité de ne jamais se départir de son esprit critique.
      Des notions apparemment consensuelles comme "les libertés individuelles", "l'ordre public", etc peuvent en réalité donner lieu à des interprétations multiples. Entre la loi, l'esprit de la loi, le vide juridique et tout ce que l'on peut en faire... j'imagine combien il peut être délicat de légiférer sur certains sujets.

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